Je suis las cette idée que j’avorte toujours avant qu’elle ne devienne idée, de cette idée que je tais pas pudeur et qui est partout pourtant, aussi présente que le sont les couleurs. Je suis las de l’enterrer comme on enterrerait le soleil, le ciel, les passants ; comme on enterrerait la vie-même pour faire semblant de ne rien sentir. Mais les choses m’apparaissent souvent nues et liées d’une manière si intime, si évidente, si brutale, que je ne peux presque pas parler, presque pas bouger et que penser même devient une violence. Comment peut-on vivre sans avoir continuellement l’impression de briser quelque chose ? Marcher dans la rue, n’importe où, croire que nos pas font disparaître une réalité gisante sous la surface ; sentir les fils qui retiennent la peau des gens et avoir le sentiment que tel mot prononcé ici provient d’un passé lointain et antique, exactement comme si l’univers entier, traversé de rivières souterraines, surgissait n’importe où, au hasard, jusqu’à nous noyer. Comme il serait heureux, souvent, de ne penser à rien et d’être simplement ! Encore cette nuit, les carreaux sont pleins de cette idée-là et je ne peux pas m’approcher de la fenêtre sans croire devoir l’écrire mille fois. Faut-il toujours lutter contre sa propre pensée, la bannir, lui faire dire ce qu’elle ne dit pas ? Je suis si fatigué de ne voir jamais le monde autrement que comme un seuil : d’être sûr que le ciel d’avril porte déjà celui d’août, que la phrase prononcé un soir partira vers la place, tournera dans la rue, rebondira sur d’autres phrases à d’autres fenêtres, jusqu’à revenir à aux lèvres d’origines des heures, des jours, des mois, des années après. Ce n’est pas que tout est dans tout ou que je crois voir dans une flaque l’horizon entier ; c’est plutôt qu’il n’y a pas plusieurs choses, qu’il n’existe pas plusieurs temps ou espace et que tout ce que l’on identifie comme distinct me semble appartenir à une trame commune. Il est aussi absurde de différencier les objets du monde que de vouloir reconnaître dans la mer des morceaux et tout autant que je ne peux récupérer des fragments d’océan pour les garder contre moi, je ne peux qu’embrasser totalement le monde, l’aimer ou le haïr absolument et il n’y a pas de refuge secret, d’abri, il n’est pas possible de faire des pas de côté.
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