3° 45′’ s, 73° 15′’ o – 106 m – Aeropuerto d’Iquito
Les aéroports se ressemblent tous. Surfaces javélisées, baies vitrées ouvertes sur les pistes. Selon la taille, il y tombe plus ou moins d’avions, il y passe plus ou moins de voyageurs, le carrelage est plus ou moins jaune. Embarquement dans 2h. A Iquito, on vient mâcher, fumer, mordre l’ayahuasca.
Des touristes débarquent dans un pays pour ne pas le voir, ils auront de l’Amazonie dans la bouche, cracheront un grand vide avec du rêve et, une fois perdus, se trouveront si seuls qu’ils pourront pleurer des heures, des jours, certain de la ville disent même qu’ils pleurent encore et qu’on peut les entendre après la fermeture des bars. Ici, dans le hall, ils suintent une rumeur confuse et perdue : ils n’ont rien mangés depuis longtemps et regrettent déjà les tours.
1h avant l’embarquement pour Quito. Antonio veut m’y voir. Antonio que je n’ai pas vu depuis dix ans veut m’y voir. Antonio sera là, devant moi, sur le tarmac, dans le couloir, les victimes de l’ayahuasca tangueront en papillons entre lui et moi et nous nous verrons, après dix ans sans nous voir. Comme les choses peuvent être absurdes. Ne pas voir un être pendant dix ans et le voir d’un coup, soudainement, et simplement là.
Coordonnées incomplètes – 6125 mètres – arrivée dans 3 heures
Bourdon, sifflement épais, rumeur de la nuit noire, qui n’est ni noire ni blanche, qui n’a ni couleur ni matière, qui n’est qu’à peine-là, derrière le hublot, derrière la fenêtre qui sépare ma matière, ma couleur, ma rumeur des humeurs du ciel et du voyage.
Vers minuit, la lumière a été éteinte dans l’avion et l’allée centrale n’était plus qu’un orage de voix chuchotés : paroles adressées aux voisins, aux amis, à l’amante, regrets adressés à soi-même en raison d’un départ précipité. Je me souviens des longs voyages en car quand nous partions de l’école pour la montagne ou la mer et qu’il fallait attendre le matin pour voir les premiers sommets, les premières vagues : toute la nuit était réservée aux messes basses et nous n’avions jamais parlé aussi tard à des filles.
Je cite, de mémoire, Alguaro Perẽon :
Nuit nue
amassée aux pierres,
ramassée matin,
mise en bière,
nuit nuage vapeur
traversé de traits
noir de jais,
jet, jeux d’eau
brouillée,
nuit nue jetée
à la lune.
Place B48, à ma gauche, dort l’homme qui, tout à l’heure, me saluait. Son salut, sa bouche ouverte, sa voix, ont disparus dans son sommeil. Sommeil ou sable mouvant, c’est semblable. Les écrans lointains clignotent verts, rouges et les hôtesses se déplacent entre les endormis comme des mères attendries et rêveuses. Bogotá, Iquito, Quito, l’Amérique du Sud, du Nord, l’Europe, l’Asie, ont été réduit à l’alignement rectiligne, géométrique, à l’espacement organisé des sièges. Qu’il est beau ce silence de voyage, de train ou d’avion, ce silence de chose qui avance à la place des humains qui ne pensent plus à bouger. Île réservé aux élus qui, immobiles, bougent encore.
Sylvia est toujours dans la nuit la dernière de mes pensées. Grincement des têtes qui se tournent en murmurant des prières et des vœux pour le rêve. Ma peur est contenue ailleurs pour l’instant. Antonio me dira quoi faire et alors je pourrais échouer convenablement. Du givre sur le hublot. La lune au-dessus des nuages rebondit jusqu’au givre que je peux voir ainsi. Aucune nuit n’a jamais été noire. L’avion pourrait tomber, j’aimerais la vie entière, car rien n’est plus beau qu’une glace accrochée au sommet d’une montagne qui n’existe pas. Premier alpiniste de cette partie du ciel. Observateur d’une neige qui n’a jamais été foulée. Je voudrais un orage comme l’écrivait Gary – sans la lèpre, si possible, sans la lèpre et sans l’agonie du désir.
Je ne peux que me souvenir. Que me souvenir. Souvenir, soutenir. Dernière pensée avant sommeil et soleil étranger.
Pour Sylvia de la part d’Iñárritu :
Un homme voulait gravir un jour une montagne :
il n’y avait ni mont, ni montagne, ni colline,
ni relief. Le monde n’était qu’une plaine.
L’homme voulu traverser l’océan à la nage :
il n’y avait ni mer, ni tempête, ni naufrage.
Il chercha une terre méconnue de tous,
mais tout avait déjà été vu et arpenté :
tout était cartes, itinéraires et pays.
L’homme voulu mourir, faute de mieux,
mais il n’y avait plus personne,
tous étaient déjà morts avant lui.
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