52853994_10213502839431999_2346680082250072064_n (2).jpgJ’ai porté Novalis, White, Gide, Rilke depuis un bout du monde.

La librairie débordait de feuilles – comme jungle ou forêt australe, avec gouttelettes sur l’épine des acacias et sève sucrée sur les troncs noirs de l’automne débutant.

Novalis est tombé, ouvert, à mes pieds, comme une coque de saison, fredonnant le chant de Klingshor : « Il y rêve à des fêtes, des victoires / Et s’y bâtit des palais de chimères » et cet Hymne à la nuit que je méconnais entier – car en son octobre la nuit n’est qu’une vague forgée des plaines de Saxe.

« Confiance ! la vie s’avance » – dans son pas d’ancienne mines allemandes. Ses poèmes tombent sur mes yeux comme minéral précieux. Magma longuement mélangé dans son sel ou basalte ou terreau, papier.

Dans le sac-à-dos s’embrassèrent une fois Rilke et White.

Je vais avec eux comme je vais aux sorcières demander des conseils. Des enchantements de mages naissent sur le bureau noir, sous la lampe verte penchée contre ma main.

White déploie sur le mur – par-dessus l’étoffe et le mandala qui couvre le plâtre blanc – une certaine cartographie d’Abyssinie, des archipels des Amirantes, d’îles d’Afrique enfouies dans le cou d’un monde gris :

« aucune poétique de la planète

ne peut négliger les agissements de la pluie »

Je peux être écrasé par ce phosphore – des fissures dessinent autour des yeux de J. des pépites étranges. Elle cuisine et elle mange. La musique vient du fond d’une planche bleue. Etoilement. « Vent instable soufflant de nord-ouest » – parole qui transperce la parole définitivement, verbe de la pointe Saint Matthieu immédiatement convoqué. Le passage extérieur en mon cœur, alvéole ouverte au souvenir de cette houle bleue, terriblement bleue de Bertheaume. Les êtres migrent dans une lente procession pluvieuse. L’hiver est dans la gorge comme une boule d’attente, d’angoisse et de tendresse mal entretenue.

Depuis 43, Gide dit les feux. Les pages sont scellées, nouées ensemble par un fil duveteux. Gide, intrus, parle des Amrouche, de Mme R., du collège de Radès et des Boutelleau. Le 23 janvier 1943 vient contre ma paume comme un volcan éteint. « Hier la pleine lune invitait aux bombardements » – je pense à cette lune qui ne bombarde rien, mon velux s’entrouvre sur elle comme une lèvre ne connaissant plus l’amour, la haine. La lune – ma lune – est retombée dans une fadeur pâle. Le hâle blanc de paix va sur ma plaine bienheureuse comme un visage de mort. Je saute deux heures, deux jours, deux ans, comme une sorte de marelle où le temps est un cadre. En mai 1944, Gide lisait l’Histoire grecque de Glotz. Il passait sa propre main, sa propre paume, sur la page 286 et recopiait : « Chez les Grecs, comme chez les Hébreux, c’est là où l’élément étranger s’est le plus intimement confondu avec l’élément indigène, etc. »

Après la guerre, dans mes veines, sur le faux bois trop noir de mon bureau, reste les Vergers. Dehors, les nuages colportent leur charge-grêle. L’époque semble se fixer sur les yeux de ce visage comme sur une montre cassée. Rilke, lui, parle de sa, de ma fenêtre :

« Il suffit que, sur un balcon
ou dans l’encadrement d’une fenêtre,
une femme hésite…, pour être
celle que nous perdons
en l’ayant vue apparaître. »

J., elle, continue sa ronde et coupe les poivrons. « Ce soir mon cœur fait chanter / des anges qui se souviennent » – je lui jalouse ses anges, le pouvoir de cette langue capable de claquer dans les cieux sans faire tomber le rêve. Mon ventre est remué et dehors il pleut. White avait raison de prévoir notre hiver.

J. jette dans la poêle les courgettes taillées.

« Nymphe, se revêtant toujours
de ce qui la dénude »

et comme cette heure est rude de sentiments diffus. La fumée, devant moi, à quatre, cinq, six pas, va dans la hotte aspirée par le vent. Le métal réfléchi son visage comme une onde. Rilke poudre le monde d’une fine couche de fleurs, coroles sèches qu’il broie dans sa main de Bohème.

Parfois. Parfois, je peux me tenir à l’orée d’un grand bois d’Europe. Au centre, peut-être, d’une certaine tourbière et d’un certain effroi. Je suis – sous les poutres de bois, dans le miroir de gauche, ma bouche est sur le verre. J’appellerai mon père pour lui dire demain ma routine de guerre – le combat prendra fin sur ma bouche, dans mes reins, sur ma langue.

« Ô toi, centre du jeu
où l’on perd quand on gagne »

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