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« Amerotti Greco, propriétaire de la station-service Greco, située à 122 kilomètres au nord de Tarente sur l’autostrade A14 courant de Bologne aux plages méridionales de la péninsule italienne, propriété de la famille Greco depuis trois générations, ne savait plus que faire. Toute sa vie passée à travailler à la mauvaise réputation de son aire d’autoroute n’avait pas suffi. Bien sûr, la plupart des automobilistes italiens connaissaient l’histoire de sa station-service et ne se faisaient plus prendre : ils ne s’arrêtaient pas. Peut-être faisaient-ils un signe de croix ou une incantation en dépassant, à cent-trente kilomètres par heure, le panneau dégradé indiquant « antibenzinaio ». Peut-être racontaient-ils à leurs enfants le soir l’histoire maudite des Greco pour les faire se coucher, les menaçant d’y passer s’ils ne s’endormaient pas. Mais, jamais ils ne s’y arrêtaient.

Les touristes en revanche ignoraient les dégâts causés par l’anti-pompe d’Amerotti Greco et, régulièrement, des français, espagnols, allemands à la recherche d’essence pour continuer leur chemin stoppait leur véhicule sur le parking, pourtant peu amène, de la station-service. Don Greco sortait alors, l’air abattu, nettoyait ses mains dans la petite vasque d’émail grise située devant la boutique, les essuyait sur le tablier noir qu’il ne quittait jamais en marchant pesamment vers la voiture, puis ouvrait le bouchon du réservoir pour y plonger le bec de sa pompe. Un indescriptible bruit de succion se répandait alors partout dans la station – sorte d’aspiration lugubre qui nettoyait les bruits de la plaine rouge, balayant le silence comme on balaie la cendre d’une vieille cheminée. Dans une langue ou dans une autre, les touristes demandaient alors : « Que se passe-t-il ? » et Don Greco, lui, n’expliquait rien, mais pointait seulement le doigt vers la boutique, ou plutôt, vers le champ situé dans son dos.

Là, invisible depuis la route, était une sorte de campement. Imbroglio de tôles, de tentes, de structures plus ou moins permanentes où vivotaient une centaine de personnes. Qu’ils n’aient pas remarqué plus tôt ce bidonville étrange étaient toujours, pour les touristes, un motif de surprise. Don Greco, encore, ne leur expliquait rien. Le champ n’apparaissait jamais qu’aux yeux de ceux qui s’arrêtaient, plus encore aux yeux de ceux qui ne pourraient plus repartir. Un tel phénomène, la famille Greco avait cessée de vouloir l’expliquer, tout comme elle avait cessé de vouloir expliquer la malédiction de leur station-essence. Tout ces choses étaient entrées dans un ordre qu’on ne pouvait certes pas dire « normal », mais un ordre « habitué ».

La suite dépendait du caractère des malheureux voyageurs. Mais, à chaque fois, cela suivait le schéma du déni, de la colère, de la négociation, de la tristesse et de l’acceptation. Amerotti Greco n’était pas psychologue ni spécialement soucieux du bien-être de ses hôtes, mais il faisait ce qu’il pouvait pour que, du moins, la colère ne dure pas longtemps. Il convenait sans problème que son « anti-pompe » était un souci sérieux, que se voir condamné à vivre sur un plateau des Pouilles pour le restant de ses jours n’était pas une nouvelle que l’on pouvait immédiatement intégrer, qu’elle demandait une certaine digestion, mais il ne voulait pas, pour son confort, plus que pour celui des autres, qu’elle trouble le calme relatif du champ et de ses environs. Toutes les questions relatives à la disparition du carburant, les remarques sur « l’absurdité d’un tel système » ou les considérations pragmatiques commençant par : « Mais enfin, il doit bien… », il ne les écoutait que d’une oreille, mimait une mine contrite et répondait : « Non lo so ». Ce qu’il savait, pour l’avoir vécu lui-même, c’est qu’on ne partait pas d’ici. L’antibenzinaio Greco était un puits fermé. »

Salvio Minotti – L’Anti-Pompe (1968) – Extrait N°1




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