03.11.22

Avant dernier jour.

Whitney Museum of American Art.

Je nous regarde passer dans le fond bleu noir de certaines toiles de Hopper – ou plutôt sur le verre qui recouvre (pour protéger) la toile.

Les musées contemporains, avec leurs vitres de protection et leurs architectures de béton-verre, correspondent à ces formes kaléidoscopiques de la ville où doit passer la lumière, traverser la lumière.

New-York est une ville de lumières traversantes. La nuit, surtout, les files indiennes rouge et blanche des voitures qui se perdent à l’horizon des avenues font l’effet de banderilles sanglantes transperçant le corps urbain.

Pour From Williamsburg Bridge (1928), Hopper dit s’être demandé comment donner « a sensation of great lateral extent ». Cette sensation « d’extension latérale », dans ce tableau, il l’invente par le cadre qui conserve la scorie photographique de l’armature grillagée du pont en bas du tableau. Il l’invente aussi par la composition légèrement oblique de l’ensemble.

New-York est aussi une ville d’angles brisées. Obtus ou aigus, les arêtes des immeubles, des trottoirs, des feux de signalisation, coupent l’espace en portions – délimitent les zones allouées au ciel et celles réservées au béton.

Hopper se pose une autre question. Comment, dans un tel dispositif, peut « grandir le merveilleux » ? Il peint des silhouettes qui observent depuis la fenêtre la ville, mais il peint aussi le regard des passants sur ces silhouettes, l’œil des voisins qui scrutent l’observateur.ice.

Visiter New-York, c’est visiter cette transparence perpétuelle. Ces jeux d’intérieurs-extérieurs qui ne cessent jamais. La ville entière se révèle dans la nuit où, par la lumière allumée dans une chambre, dans un salon, l’intimité cachée au jour se donne à voir dans l’obscurité des rues.

A Greenwich Village, nous voyons les tableaux de maître exposés au mur des browstones. Des gratte-ciels d’habitations, nous apercevons, d’en bas, les appartements décorés dans un style moderne – des gens mangent ou regardent un match à la télévision.

Nous voilà face à cette « inquiétante étrangeté » peinte par Hopper. « L’inquiétante étrangeté, c’est quand l’intime surgit comme étranger, inconnu, autre absolu, au point d’en être effrayant. » (Freud, 1919).

De bout en bout, ma fascination pour cette ville aura été, aussi, une hypnose de cette intimité new-yorkaise. Intimité fantasmatique parce qu’impossible d’accès (il me faudrait débourser minimum 3000 dollars par mois pour avoir accès un minuscule appartement ici).

Mais, la déambulation new-yorkaise n’est pas absolument vouée au panorama, au panoptique, bref à une vision totale et totalisante.

Tout mon séjour, j’ai pensé à Saul Leiter et à ses photographies qui sont moins, je crois, photographies de la transparence new-yorkaise, que photographies de l’anomalie de la transparence, anomalie du chevauchement.

Les effets de cadre de Hopper et les transparences oscillantes, troublantes de Saul Leiter disent, je crois, une même chose de New-York, une même chose de l’intimité new-yorkaise. Manière de sentir que le « petit théâtre des passants » dont parle Hopper pour évoquer de la rue, est un théâtre d’ombres chinoises et un théâtre de dupe. Les cercles réservés de l’intime restent cachés dans les coulisses, dans les colonnes d’aérations du métro cachées derrières de fausses façades, dans l’interstice presque aveugle qui sépare les gratte-ciels.

Les touristes ne font qu’épouser la surface d’un lac faussement limpide.

Parfois, à New-York, c’est le son plus que l’image qui dévoile ce que les vitrines truquées dissimulent avec art. Peut-être faudrait-il aborder New-York par l’oreille plus que par la vue. « Ecouter voir » New-York. Les sirènes qui habillent le spectacle d’un drame perpétuel et continuellement repoussée à l’arrière-garde du cinéma urbain. Le bourdonnement souterrain qui s’annule sous la verticale ahurissante des immeubles. Le feulement discret des vapeurs qui s’échappent des rues. Tout ce sonore terrestre qui dit ce que les façades de verre poli taisent obstinément.





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