
Ce qui fait que je ne peux pas diriger un cartel de la drogue et être Pablo Escobar malgré tout
il m’arrive de penser que je suis absolument incapable de monter un cartel de la drogue
je veux dire que je n’en ai ni les capacités morales ni les aptitudes physiques
la gestion d’un cartel suppose des qualités que je n’ai vraiment pas
par exemple je me remets en question dès qu’on me fait une remarque qu’on m’oppose une idée
parfois je passe des semaines d’insomnies parce que je crois avoir fait quelque chose de déplacé
et même quand je suis certain de n’avoir rien fait je doute encore d’avoir fait quelque chose
jugeant mon impression de n’avoir rien fait suspecte
un tel état d’esprit ne peut convenir à un Pablo Escobar
sans quoi le meurtre et les autres actes administratifs nécessaires à la gestion du cartel
deviendraient, sinon impossibles, du moins très délicats à réaliser
en raison d’évidents blocages moraux etc.
si par exemple je me retrouve dans une situation où je suis accusé de quelque chose
je me sens un peu comme le Christ à vouloir tendre l’autre joue immédiatement
et je dois contenir en moi une nature sacrificielle pour ne pas me laisser aller
à l’amour de la honte et de la culpabilité
parfois aussi je m’accuse de choses dont je sais être innocent et ensuite je m’en veux
de m’être accusé ainsi car je ne trouve pas cela assez supra-moral, ce qui me cause
de grands problèmes de cohérence interne et presque des implosions existentielles
quand je me défends ensuite c’est comme si je le faisais sous les consignes d’un médecin
quelque chose comme une ordonnance psycho-médicale me disant : défends-toi
alors que tout en moi demande d’être jugé pour un crime même s’il n’est pas de moi
et encore quand je pense cela après-coup, je ne doute pas du crime de nier le crime que je n’ai pas commis
selon une boucle irrésolue vers le vide et la confusion
Pablo Escobar, sans doute, tirait une balle vers là ou vers là et la chose était réglée
et le tremblements assez forts des soubassements de son système moral
ne remontaient jamais jusqu’à lui : un peu comme s’il s’était s’agit non d’un homme
mais d’un immeuble anti-sismique du cœur de Tokyo
j’imagine cette scène où, par exemple, je tiendrais le rôle de Pablo
et où je demanderais des explications à Miguel concernant la mauvaise gestion d’un quartier
quant à la distribution de la drogue
et, par exemple, je saurais de façon certaine que Miguel détournerait la cargaison pour ses propres fins
et alors ça serait comme si Miguel, par une certaine idée implantée en moi au début de notre échange,
parviendrait à me faire croire que moi, Pablo, je suis responsable de ce détournement
en raison des ramifications de notre relation et de manquements de ma part,
certes minimes, mais décisifs, dans la structuration de notre lien
ce qui ferait qu’à la fin Miguel s’en sortirait vivant et même heureux d’être si peu coupable
je peux même aller jusqu’à imaginer qu’un homme inconnu, venant peut-être du cartel voisin
viendrait me réclamer, à moi, Pablo Escobar, des comptes pour les erreurs de son propre chef
et je me vois très bien, moi, Pablo Escobar, supposer que mon influence passive en tant que
représentant-par-excellence-de-la-caste-des-chefs-de-cartel-de-drogue-sud-américain
aurait bien un lien avec le désaccord de cet inconnu avec son chef
et me sentir responsable alors, d’une manière subtile mais cruciale,
de son désarroi
il n’est plus si rare toutefois que des gens doutent de mes débats moraux, puissent imaginer,
par exemple, que ma moralité est un faux-semblant
et le fait qu’elle occupe la moitié de mon existence en montages impossibles à régler en moi
avec tout ce système de paradoxes insolubles qui détruisent pratiquement toute action légitime avant sa maturation
ce fait-là, éprouvée en mon cœur de manière sûre,
ne m’empêche pas d’accorder du crédit à ce jugement lointain et de me dire
hypocrite
je m’imagine assez hypocrite pour m’être inventé toute une vie
des débats intérieurs qui n’existent pas
tout cela pour justifier des crimes que je n’ai pas commis
allant jusqu’à admettre les avoir commis
pour m’éviter la difficile question de ma responsabilité réelle
et non pas fantasmatique
dans les crimes qui se commettent autour de moi
et donc par le consentement même de mon existence
etc. etc. etc.
ou bien je me juge orgueilleux
et puis orgueilleux de me juger ainsi
et je monte ainsi l’escalier de la réflexion
comme si je tendais de plus en plus loin
un double miroir me reflétant à l’infini

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