Je ne sais penser le monde que comme une petite boîte aux allumettes craquées et rien ne m’émeut tant que ces listes de course obsolètes encore sauvegardée dans le mémo de mon téléphone. Le monde d’hier – cette chambre mal rangée, accumulation d’idées rétrécies et de petits projets locaux, effondrés depuis longtemps, comme l’échafaudage permanent d’une bâtisse mal conçue que ma vie cherche à édifier. Avec l’âge, naît la certitude d’être pour-soi un piètre architecte – où sont-elles les cathédrales de demain ? en petits tas de pierres, blocs de granit que la mousse envahi et poutres de bois imbibé des pluies de trop nombreux hivers. Il n’est plus possible de faire autrement que de ramasser à la main les débris, ratisser large ; si je ne suis pas bâtisseur, je suis l’enfant ignare des règles de la géométrie qui empile sans ordre et décisions les matériaux les uns sur les autres. Je regarde derrière moi, l’esplanade couverte de détritus et de merveilles, les bibelots ardents que j’ai jeté au feu en avançant ma carriole ; beaucoup d’objets brisés derrière les roues de cette attelage besogneux. Si je ne construis pas, je traverse une plaine jonchée de fruits périmés et de photographies où je ne reconnais plus personne. Le monde d’hier est de mon père, auquel je ne peux penser qu’en me situant exactement sur la tranche qui sépare l’espoir et l’abattement. Derrière-moi, les oscillations de mon père dans sa vie idéale – vie de jeunesse définitivement révolue, vie fraternelle que la solitude n’a pas encore dévorée, vie de varappe, de spéléologie, de fouille dans les artères de villes animées. Mon père est de ce monde d’hier que l’orage n’a pas encore frappé – et je m’avance jusqu’ici en suivant la piste de son passage. A poursuivre ainsi l’autrefois d’un père désespéré, je reconnais en même temps les objets cohérents de ce que fut notre amour quand j’étais moi-même enfant et qu’il était possible, pour lui, de croire que le monde de demain serait une escalade plutôt qu’un épuisement. C’est cela : si j’ai construit hier les soubassements de la tour sur laquelle je me tiens, me voilà au point où je comprends que je me situe très exactement sous les fondations de la tour de mon père. J’ai creusé dans la terre. Je suis le sapeur du monde de mon père, que je détruis par la cave – j’ai jeté dans les sols mes jouets, mes poèmes d’adolescences et mon désir d’adulte pour l’inonder à trente ans.
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